Les Systèmes Evolutifs avec Mémoire (SEM) proposent un modèle mathématique pour des systèmes évolutifs, tels les systèmes "vivants". Ce modèle, basé sur un domaine particulier des Mathématiques, la Théorie des Catégories, permet d'analyser et éventuellement de simuler la structure de ces systèmes et leur comportement dynamique.
Quel est l'intérêt de concevoir des modèles? La philosophie, puis la science ont longtemps rêvé de donner un schéma explicatif de l'Univers, de comprendre ce qu'est la vie, la conscience,.... Mais plus le niveau de connaissance progresse, plus la complexité de ce qui reste à étudier se dévoile, demandant des outils mathématiques de plus en plus élaborés. On peut espérer qu'un modèle apporte quelques lumières sur ce qui caractérise un système complexe évolutif, sur ce qui le distingue de systèmes physiques inanimés, sur son fonctionnement et son évolution au cours du temps, de sa naissance à sa mort.
De plus, le comportement d'un tel système est fortement influencé par ses expériences antérieures qu'il a mémorisées. Un modèle représentant le système sur une certaine durée, avec ses réactions aux diverses expériences qu'il a subies, pourrait anticiper son comportement ultérieur, peut-être même en prévoir des variantes évolutives. Ce rêve de la prévision, un peu comme de retrouver une Pythie des temps modernes, a été considérablement stimulé par la montée en puissance de l'informatique, qui permet de traiter de très nombreuses données, qu'elles soient numériques ou non, rapidement, efficacement; mais elle a ses limites.
Le rôle d'un modèle sera donc double: théorique pour une compréhension de nature fondamentale, pratique en vue d'applications biologiques, médicales, sociologiques, économiques, météorologiques, etc...
Quels modèles?
Il existe de nombreuses façons de concevoir des modèles.
Les modèles classiques en Physique (inspirés du paradigme newtonien) utilisent le plus souvent une représentation à l'aide de paramètres observables, liés entre eux par un grand nombre d'équations différentielles traduisant les lois de la Physique, éventuellement avec comportement chaotique. De tels modèles ont souvent été importés en Biologie et en Ecologie. Les paramètres (numériques ou vectoriels) sont déterminés de manière empirique, à partir des observations expérimentales. Ces modèles analytiques ont pris encore plus d'importance avec le développement de l'Informatique qui permet de traiter facilement des systèmes d'équations comportant un nombre considérable de paramètres.
Les modèles de type "boîte noire" ne cherchent pas à reproduire le comportement interne d'un système; ils tiennent seulement la comptabilité des entrées et sorties en indiquant les règles permettant de passer des unes aux autres. Ces règles sont souvent de nature plus formelle, comme dans une machine de Turing ou dans les automates cellulaires de l'inventeur de l'ordinateur digital moderne, von Neumann. Ils peuvent conduire à des arbres décisionnels qui gèrent des variables issues de bases de données et fonctionnent suivant la logique booléenne habituelle, si....et/ou ..... alors... sinon..... etc...; de tels arbres sont utilisés dans les systèmes experts, par exemple pour le diagnostic et la conduite à tenir devant certains tableaux médicaux.
La Cybernétique a été définie par Wiener en 1947 comme "the entire field of control and communication theory, whether in the machine or in the animal". Ses modèles utilisent de manière essentielle la théorie de l'information de Shannon et la notion de "feedback". Elle s'est développée entre les années 40 et 60, grâce à la réunion de spécialistes en biologie, neurobiologie et économie qui se sont aperçus qu'en regroupant leurs approches spécifiques, on retrouvait un certain nombre d'analogies dans la structure et les modes évolutifs des systèmes qu'ils étudiaient.
C'est aussi dans cette pluridisciplinarité que s'est développée la Théorie des systèmes, proche de la Cybernétique, mais s'intéressant plus à la structure d'un système qu'à la manière dont il contrôle ses actions. L'approche systémique se différencie de l'approche analytique par l'accent mis sur l'étude des relations de toute nature entre les composants d'un système. Tel que défini par von Bertalanffy dès 1926, un système est un ensemble d'éléments en interaction entre eux organisés en fonction d'un but.
Cybernétique et théorie des systèmes sont maintenant intégrées dans une "Théorie de la complexité", qui regroupe les modèles les plus divers: Intelligence artificielle, systèmes neuronaux connexionnistes, théorie des catastrophes (Thom), théorie du chaos, théorie fractale (Mandelbrojt), systèmes autopoiétiques (Maturana et Varela), systèmes anticipateurs (Rosen)...
Limitation des modèles existants
La plupart de ces modèles conduisent à des simulations de toute nature, que ce soit pour la reconnaissance des formes, des analyses financières, ou de prédiction météorologique.
Ils donnent de bons résultats de nature locale, pouvant conduire à des prévisions à courte durée. Mais celles-ci sont relatives à un niveau de complexité et d'énergie particulier, chaque niveau ayant ses propres lois; par exemple le niveau moléculaire n'aura pas les mêmes lois que le niveau des organes. De façon générale, il y a impossibilité de connaître le général à partir du local, le tout à partir de ses parties prises une à une. D'autant que chaque partie aura sa propre temporalité, et ces différences temporelles retentissent intimement sur les mécanismes évolutifs de tout système.
On n'arrive pas plus à unifier les physiques des quanta et de la relativité que l'on arrive à comprendre le fonctionnement de l'esprit humain à partir des analyses les plus fines du fonctionnement des neurones; de même que comprendre comment l'évolution a pu passer de quelques macromolécules initiales mêlés dans une soupe primitive à un micro-organisme, capable de se développer en échangeant avec le milieu extérieur, de s'adapter, de se reproduire, avec des descendants adaptés à des modifications de l'environnement.
Le problème est donc philosophique. L'interprétation ne peut être purement réductionniste. Mais elle ne peut se passer de réductionnisme. Les interactions de quelques objets, de quelques briques élémentaires sont bien comprises. Les interactions d'un très grand nombre de ces briques sont bien à la base de leur arrangement spatial, énergétique, temporel, mais celui-ci ne peut être que constaté comme un fait, puis étudié comme un nouvel objet en soi, d'un niveau supérieur. Et il faut alors se placer à ce niveau supérieur pour l'analyser et éventuellement en comprendre le fonctionnement.
C'est pourquoi de nombreux auteurs ont considéré une notion de système hiérarchique dans les domaines les plus divers, par exemple: en Physique (Reeves, Ullmo), en Biologie (von Bertalanffy, Jacob, Monod), en Neurologie (Changeux, Jeannerod, Laborit), en Théorie de l'Evolution (Dobzhanski, Mayr, Teilhard de Chardin), en Ethologie (Lorenz, Tinbergen), dans les Sciences Humaines (Koestler, Morin, Piaget). Ainsi Jacob écrit: "Tout objet que considère la Biologie représente un système de systèmes; lui-même élément d'un système d'ordre supérieur, il obéit parfois à des règles qui ne peuvent être déduites de sa propre analyse."
Mais c'est le passage d'un niveau inférieur au niveau supérieur qui reste obscur; comme le dit Farre (en préface au livre de Schempp): "computational strategies are successively exploited only in the simulation of interactions with a single energetic level of observation". En effet, ce passage est caractérisé par ce que l'on appelle des propriétés émergentes. Pour simplifier, un tas de brique n'est rien, si ce n'est la somme de toutes ses briques, avec quelques espaces au hasard entre elles; il est donc caractérisé par son poids, qui est la somme des poids des briques, un volume, qui est la somme de tous les volumes et des espaces entre eux, une forme, plus ou moins due au hasard. Un mur, une digue, un barrage, correspondent aux mêmes briques, unies par des liens spécifiques, les unes par rapport aux autres, et chacune et toutes par rapport à un objet extérieur à elles, par exemple un cours d'eau. Chaque brique participe à l'objet mur, digue ou barrage de façon "concertée" avec les autres briques. Toutes ensemble, elles agissent de façon concertée vis à vis de ce cours d'eau, l'ensemble de leurs actions correspondant à l'action du mur, de la digue ou du barrage vis à vis du cours d'eau.
Deux exemples typiques
1. Dans le cas du système nerveux, les modélisations usuelles, en particulier les systèmes neuronaux connexionnistes (à la suite de Hopfield), donnent des résultats assez fiables quand on effectue une analyse locale: il sera possible de déterminer à partir de quelques règles de base, sur un petit nombre de neurones, sur une durée restreinte une simulation exacte du fonctionnement de ces quelques neurones. Le problème se complique dès que l'on veut étendre le modèle pour étudier le fonctionnement global du cerveau. Même la description d'une seule grande fonction cérébrale, par exemple la reconnaissance visuelle, ne peut se ramener à une somme d'analyses locales. Ce serait comme de vouloir comprendre le fonctionnement d'une société par la somme des familles qui la composent.
L'organisation d'une telle fonction est complexe, suivant une structure que l'on peut qualifier de hiérarchique, depuis les multiples neurones composant l'image rétinienne dans le nerf optique jusqu'à des groupes neuronaux des aires supérieures: groupes de neurones des aires visuelles opérant une analyse plus ou moins parallèle des différents traits de l'objet observé, groupes de neurones de la mémoire, activés à partir de ces aires et impliqués dans la formation et la reconnaissance de l'image de l'objet, groupes de neurones des zones associatives intégrant la signification de l'image perçue dans la mémoire sémantique. En somme, il existe un processus qui à chaque étage se complexifie par l'association d'un nombre croissant de neurones intriqués réagissant de manière synchrone; il repose sur les règles de neurophysiologie cellulaire (reliant des observables tels que fréquence d'activation d'un neurone, délais de transmission, force d'une synapse), et sur les interrelations des groupes neuronaux entre eux et avec d'autres zones cérébrales. L'association de différents groupes neuronaux peut éventuellement se comporter comme un nouvel objet, confronté ensuite à d'autres données fournies par les zones inférieures. La reconnaissance d'un objet comme étant une bouteille ne suffit pas à reconnaître le liquide qu'elle contient, puis, s'il s'agit d'un vin, sa nature, son origine etc...
On conçoit que les observables, en particulier les temporalités, dépendent d'une manière essentielle du niveau hiérarchique (neurones, groupes de neurones, aires cérébrales, aires associatives): la durée d'une étape d'activité d'un neurone issu de la rétine, c'est-à-dire la période comprise entre le stimulus qu'il reçoit, les phénomènes de transmission le long de l'axone, puis à la synapse, la période de repos consécutive, ne sera pas du même ordre quantitatif et qualitatif que si l'on étudie les mécanismes en jeu dans la reconnaissance d'un visage par une aire supérieure.
Il existe d'ailleurs un exemple clinique de cette variabilité temporelle. Il s'agit probablement d'un équivalent épileptique. Il se caractérise par une impression d'accélération, chaque geste, chaque pensée, chaque action semblant s'effectuer à une vitesse record, comme un film en accéléré. Et cependant, au delà de l'impression inquiétante de ce phénomène, le sujet peut s'attacher à analyser le rythme réel des choses, comme s'il se plaçait à l'extérieur de "lui-même accéléré". Tout se passe alors comme s'il avait deux niveaux de conscience: un premier niveau extrêmement et anormalement rapide, et un deuxième normal. On pourrait analyser ce phénomène comme l'irruption anormale au niveau conscient d'une multitude de fragments d'actions ou de pensée. Cette fragmentation est normalement inconsciente et regroupée au niveau conscient en un processus continu; mais dans ce cas, elle devient perceptible, chaque fragment étant à l'origine d'une discontinuité, d'une rupture du continu. Au lieu d'un écoulement continu, au rythme des pensées et des actions globales, ce phénomène introduit un écoulement haché, au rythme du jeu de la décomposition de chaque mouvement complexe en ses composants successifs, de chaque pensée en ses bouts de phrase ou même mots, mis bout à bout.
2. Un autre exemple serait celui d'une entreprise. Il existe un certain nombre de groupes d'ouvriers, aux fonctions bien déterminées, utilisant certains outils, certaines matières premières. Leur production aboutit par exemple à des ouvriers spécialisés qui vont assembler les pièces initialement fabriquées. D'autres seront chargés des contrôles, d'autres des emballages, des expéditions etc.. Ces groupes multiples seront supervisés par des contremaîtres, des chefs d'équipe, eux-mêmes en relation entre eux et avec des cadres à l'échelon supérieur. L'encadrement consiste donc à superviser toute une hiérarchie de personnels plus ou moins spécialisés. Ce personnel d'encadrement a à son tour une direction, directeurs de différents départements, qui rendent compte au conseil d'administration, et en fin de compte au P.D.G. On conçoit que les ouvriers au bout de la chaîne ne sont pas en relation avec les mêmes objets, les mêmes outils, les mêmes personnes intérieures ou extérieures à l'entreprise que les membres du Conseil d'administration.
Ils n'ont pas les mêmes délais décisionnels, le même rythme d'élaboration de stratégie et des actions effectives en découlant que les cadres. Le choix entre toutes les stratégies possibles pour un problème donné au niveau de l'ouvrier est moins large, la stratégie moins complexe, aussi bien en ce qui concerne les paramètres qui la compose que le nombre d'étapes sur laquelle elle sera appliquée. La prise de stratégie à l'échelon supérieur, consistant par exemple à imaginer une nouvelle production, à rechercher les marchés, les circuits de distribution, le montage financier est beaucoup plus complexe et a des répercussions à plus long terme. Elle ne se répercutera qu'ultérieurement aux échelons inférieurs, la cadence décisionnelle et d'effection s'accélérant progressivement du haut vers le bas. De même, un problème dans l'approvisionnement en matières premières, immédiatement perçu au niveau des ouvriers en tant que fait instantané, n'entraînera qu'avec retard une stratégie de remplacement, décidée par les niveaux supérieurs, après analyse des causes, des conséquences, et recherche de la stratégie optimum pour un délai prévisible. Là encore, la durée des étapes est très variable, leur qualité aussi, par exemple au niveau des fréquences d'activation, du nombre et de la complexité des paramètres à analyser, du nombre et de la complexité des choix de stratégie à appliquer.